Décors:

Une vaste chambre, féminine, un lit dans un coin reculé, une table de chevet avec une jolie lampe,  un secrétaire et sa chaise, un bouquet de fleurs dans un vase, un chevalet vide, des pots et des pinceaux – soigneusement disposés dans un porte pinceaux, la brosse vers le haut; une toile blanche appuyée au pied du chevalet, comme en attente d'inspiration.
Un homme entre par la porte laissée ouverte et s’assied devant le secrétaire. 
Une femme, à la fenêtre. Elle nous tourne le dos, regarde au-dehors, bien que les volets soient à moitié tirés. 
L’homme restera dans sa même position, le menton appuyé à sa main, les yeux à terre. 
On entend la pluie.
La femme parle en continuant de regarder dehors.


Tu me dis
Il a plu,
Les gouttes ont brisé
La verrière
Tant l’averse était forte
Et sa violence entière

Tu dis
Dans la tourmente
La brouette a cassé
Les bras lui sont tombés 
De tant de moisissures
De talures aux fruits



Tu portes
 Du jardin ses odeurs de serre
 Sa lumière de sérail
 Ses cloisonnés d’automne
 Aux marches palières
 Des sous-bois

La femme s’approche de l’homme et cueille à son chandail deux feuilles mortes. Puis marche vers la porte,

Là, prise à ton chandail
Une émotion de roux
 De jaunes de grenats
 Des arbres qui défaillent
 Et ce froid sur ta joue
 De l’entre-chien-et-loup

Elle ferme doucement la porte et reprend son poste à la fenêtre.

 J’attendais ton absence

 Vois, l’orage s’apaise
         
Dans son grand lit défait d’odalisque épousée
La terre a des soupirs d’amante
Les bras en fut de grenadiers
Elle porte à ses doigts de captive adulée
Des anneaux d’amarante
Des cymbales aux mains
Qui, secouées au vent
Sont sinoples remués aux marges des nuages

J’ai demandé à Jean de ne plus revenir
Balayer les allées: le vent fera l’affaire
Comme un peigne porté
Sur la nuque des jours
Il émonde ses fruits à l’écorce rigide
Du verger
Transforme en noyalières
La clisse des guérets

Tant de formes talées
De fermetés ouvertes
L’embellie s’est fait mettre en cage
Ses sandales de glaise, alourdies de feuillage
Pourrissent…
Pourrissent

Oui l’orage s’apaise
Tant de choses à écrire
De pages à remplir
De ces mots que tu souffles
Et que je n’écris pas
Ce pays dont je parle
Et que tu ne vois pas

La nuit
Dans la non-vue des chambres
Je dors dans d’autres lits
Où j’enterre ton absence
Le tumulte de ton silence
Et c’est un grand orphelinat
Où je traine mes draps de dortoir en dortoir
En quête d’écriture
D’un bout à l’autre de l’enfance
Sans jamais retrouver
Ce parent merveilleux qui voulait m’adopter

S’il n’y avait l’échappée
D’aveugle sur les toiles
Les mots-étoiles sur les pages
Je fermerais la malle où flottent tes nuages
Poserais des cordages, des scellés au fermoir
Pour m’endormir le soir

S’il n’y avait mon visage pour y coller le tien
Pour assigner tes mains
A ma peau
Je fermerais la porte aux rafales des sens
Calerais les vantaux sur un solo de bois
Pour aimer le silence

Quand l’aube est là sur la fenêtre
A rosir les peupliers
A me sortir de ce mal-être
De t’aimer et de ne pas être
J’alterne un lever de rideaux
A des chutes de masques
Interminablement

La femme se retourne vers le public et s’adresse directement à l’homme, doucement,

Ecoute, me dis-tu
Te souviens-tu du nom de ces raisins
Si grêles
Qu’on les croyait rubis
Récoltés en maraude
Et dont les teintes – si
Les fruits de saison chaude
Tardaient jusqu’à l’hiver –
Prêteraient aux cépages
L’aria des grenadiers?

Elle se retourne vers la fenêtre, regarde à travers les vitres, parle d’abord d’une voix morne, puis s’anime,

J’ai oublié, pourtant
Des rues il me souvient
L’incendie de tes pas au passage des murs
Tous nos sens en émoi
L’iris en démesure
Les jets de peupliers, la ronde des bouleaux
Volubiles futaies saturées de corbeaux

Elle se couvre les oreilles des deux mains

Volubiles futaies dont je n’entends plus rien

Aux fenêtres ouvertes je tire les volets
Pour dire mes jardins

Des chambres sur la mer
J’abaisse les persiennes 
Pour créer mes embruns
Pour peindre mes soleils
Camoufle de foulards
L’échappée de lumière aux lattes ébrasées

J’attends de retrouver la couleur de la neige
En ce vaste Hermitage

Et ça ne revient pas

Elle se met à arpenter la chambre, sans violence,

J’attends d’apprendre à voir au milieu de carrières
Où tu ne serais pas
Mais ton absence est là
En constant échalas aux lumières du jour
A la moiteur des nuits
Il me faut un parcours en arrière
Une boucle d’obscur
Une œillère, un retour
Un retour vers le froid
Vers l’ivresse du manque de toi
La magie dans mes doigts
Exsangues
La couleur sur la gangue
Des maux

Elle s’est arrêtée devant la fenêtre, cherche à voir dehors bien qu’il fasse nuit maintenant
           
Un peintre en moi prend la relève
Affiche une lentille d'orfèvre 
Et cherche dans les tons de sèvre
La trace d’autres bleus
Des bleus de ciel
Et des bleus d’eau
Des souffles d’arbres, de ruisseaux

Mais je ne trouve pas
L’envers de ton départ
Je ne sais pas chercher au fond de tes armoires
Ces forêts ces prairies
Ces chants sonores d’oiseaux
Ces madrigaux ouverts
Aux rondeurs de coteaux
Aux raideurs de pluie

Je ne sais pas fouiller au-delà de toi
Au-delà des miroirs
Où tu as décidé d’engranger ma mémoire
Ecoute
J’aimerais que tu me donnes à vivre
Comme on donne à manger
A comptines chantées
Aux bébés en sevrage

Je voudrais refermer les yeux de ta maison
Et retrouver les gestes
Pour installer ma vie au rythme de saisons
Ou tu dénoterais
Pour ouvrir mes volets à la fraicheur des nuits
Relever les persiennes
Pour ranger les foulards
Au fond de tes armoires
Sous les masques épars
D’océan dans les chambres
De jardin sur la mer
Pour savoir épuiser
En touches indigo
Le faisceau des arènes
Sur mes toiles
Sans fermer les rideaux
Eteindre ta lumière
Ton bouche à bouche
A mes paupières

En disant cela, elle se couche, éteint sa lampe de chevet, mais garde les yeux ouverts. La lumière se fait plus intense sur l’homme. La femme murmure:

Eteindre éteindre
Je m'éteins
Tu t’éteins – tu t’éteins mon amour
Il ou elle s’éteint
Nous nous éteignons…

la femme ferme les yeux et se retourne vers le public pour dormir. L’homme se lève lentement et se dirige vers la fenêtre où l’aube pointe. On entend des oiseaux, une fine pluie. Il ouvre la fenêtre et pousse le volet vers l’extérieur. Puis:

Elle enfouit dans ses draps la relève aux volets
Du rêve balbutié
Mêle à ses bribes l’aube et solfie l’ondée
Sur l’orbe du lilas
Reconnait au babil des nouvelles nichées
La fébrile becquée
Les trilles de volière
Vers l’azur en clivage
Les drisses de lumière
Haut chahut coloré de plumages hybrides

Son regard se lève vers le ciel puis il se tourne vers l’intérieur de La chambre et s’attarde sur la forme allongée de sa femme. Il s’adresse à elle, le regard vague

Tous ces masques vivants dont tu me fais grief
Je les porte en entailles
Pour y greffer tes dons, tes virtuosités
Ton aisance à vêtir tout ce qui est à nu
Tout ce que l’échouement de notre promenade
Ne saurait qu’affadir

Il te faut mon amour et mon eccéité
Habilleuse élusive
Il te faut mon regard afin que ne dérive
Le tien
Que restent les plaisirs de partager
Les pleins
Les rebondis des jours
Les bonheurs potelés

Toi, l’agitée qui cours de couloir en couloir
Pour trouver une oreille
Un témoin

C’est ton ombromanie
Au pan des moustiquaires
L’escadre de tes doigts
A l’aile membraneuse des estampes
C’est ton verbiage clair
Aux tournures des pages
Sur la cornée vacante
De mes yeux

C’est mon souffle posthume
A ton livre d’images
Qui me font résister à quitter ton chevet
Toi, la comblée de larmes
A qui manquent les mots

Il regarde sa femme, l’air songeur, puis la fenêtre de laquelle il s’approche. Il se penche vers le carreau, observe

Aux marelles des vitres un entrelacs de saules
Dévide en écheveaux aux ployures des tiges
Un dièdre de soie
Où tisseuse endormie au cerceau des voltiges
Une araignée s’abîme

Il se relève et poursuit en regardant dormir sa femme
         
Du fond de l’oreiller
Elle prête aux bémols de la bruine aux carreaux
Des rythmes de berceuse
Façonne sur l’enclume humide du soleil
Des armoiries poreuses aux mitres de sommeil

Et s'endort dans la pluie


Il se rassied en reprenant sa pose initiale, pendant que le rideau descend sur la scène

                                                Rideau

Sylvie M. Miller
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